Choisir un vin n’est pas une chose facile, et encore moins en France, avec le tout petit poids de la tradition. Cépage, couleur, terrir, prix, région, étiquette, château, millésime,… Nous sommes ici dans un cas presque idéal d’hyperchoix avec le produit de la diversité des vins et de la diversité des gouts des personnes.
Le vin est assez loin d’être un produit digital, même si l’on pourrait pousser le bouchon un peu loin et dire qu’il a fait voyager beaucoup d’entre nous dans des espaces franchement virtuels. Alors allons-y…
Ce billet est librement inspiré d’un chapitre de l’économie des singularités de Lucien Karpik. C’est un de mes livres de référence sur la question du choix. C’est ce genre de bouquin qui m’interpelle au point que je prenne des notes dans les marges. C’est vous dire.
Vous ne seriez pas perdu?
Vous vous êtes déjà retrouvé indécis voir perplexe devant ces centaines de bouteilles dans le rayon d’un supermarché? (Il y a aussi la version où vous hochez la tête avec votre sourire un peu bête à tout ce que dit le monsieur et son grand tablier marqué “Nicolas” sur le cépage ceci, le terroir cela,… mais elle est moins intéressant pour la démonstration). En fait, vous n’y connaissez rien en vin, vous devez apportez une bouteille à des amis, chez qui vous êtes invités, un passage au supermarché, mais là… vous avez oublié votre guide Parker. Alors comment faites-vous votre choix? Il y a “la publicité, l’esthétique de l’étiquette, la couleur du vin, certaines mentions comme “(…) vieilli en fut de chêne”, les régions, les appellations, les têtes de gondole, la recommandation de l’enseigne”. Et pourtant vous devez faire un choix raisonnable. Le prix? Le prix est un indicateur, mais le pari est risqué. “On est dans le registre des choses sérieuses” et le “choix d’un bon vin doit être fondé sur un jugement”, sinon c’est la “faute éthique”. On en arrive même parfois à choisir le vin en fonction de ce que pourrait dire l’expert. Alors faute de mieux, vous restez souvent dans ce que vous connaissez, parce que le risque diminue, et l’achat est donc souvent fait seulement par habitude.
Nous sommes ici dans un cas presque idéal d’hyperchoix. L’hyperchoix est le produit de la diversité des vins et de la diversité des gouts des personnes. A cela vous pouvez ajouter l’incertitude sur la qualité.
La qualité c’est le boulot de l’AOC! Bien sûr. Mais l’AOC, c’est une sélection de 500 vins! Déjà que 500 c’est encore beaucoup, la question est lesquels allez-vous aimer, apprécier? Quels sont vos propres critères de qualité?
Ici apparait le guide (celui que vous n’aviez pas dans le supermarché)
Historiquement, l’information, l’aide, le guide pour choisir un vin apparait récemment, il y a moins de 100 ans et explosent dans les années 70. C’est le début de la médiation entre l’offre et la demande.
Création d’un vocabulaire, d’un langage, apport des techniques sensorielles et organisation de la pratique codifiée des dégustations. Dans cette assistance à la comparaison, les résultats sont diffusés à travers des conseils réputés indépendants comme les guides Hachette et Parker, et aussi les magazines spécialisés comme la Revue des vins de France. Toute une histoire, une esthétique, une référence à l’art et parfois une religion a été créée autour du vin et surtout des grands crus.
Les “dispositifs de jugement”, les guides, qui vont vous permettre de juger un vin, de le qualifier, le caractériser et donc de le classer, prennent une place centrale. Ils sont le lien entre la diversité des vins (l’offre) et la diversité des gouts (la demande). La qualification passe par plusieurs étapes. La première, l’exclusion. Le guide délimite les produits dont il est utile de parler. Les autres disparaissent. Influence. Ensuite une classification simple et évidente avec la couleur, les régions et les millésimes. Et finalement, l’avis de l’expert avec les notes et les commentaires. Attention, le guide par lui-même est un produit avec une cible. Une guide restrictif aura pour cible ceux qui n’y connaissent rien, puisqu’il fait le choix pour eux. Un guide qui laisse plus de liberté à son lecteur aura une cible plus experte, comme les amateurs de vin. Si vous avez l’idée de créer un guide et faire le choix de la cible la plus large, je vous conseille … les ignorants, par nature plus nombreux.
Pourtant on vous l’a expliqué le vin?
Mais alors pourquoi, nous sommes français que diable, nous sommes par naissance, affublés d’un chromosome bien de chez nous qui nous permet, contrairement au mangeur de hamburger, de distinguer un bon vin d’une piquette, et puis “Etre Français, c’est d’abord… aimer le bon vin”. Alors pourquoi je le répète avant de me perdre, pourquoi sommes-nous si perplexes devant ces étendues de bouteilles? Euh surtout vous… pour continuer mon exemple. Et vous n’êtes pas seuls, puisque qu’un client sur deux ne sait pas faire un choix éclairé. Depuis le temps, que votre grand-père et votre père vous ont expliqué, vous devriez pourtant être capable? Et bien non, parce que les connaissances sur le vin n’ont cessé d’évolué, et par là même les petites cases qui permettent de choisir un vin unique avec votre gout unique. C’est cela le problème de la singularité, la difficulté de faire un choix. Il faut caricaturer, étiqueter les caractéristiques du produit unique, voir en créer pour pouvoir le ramener dans une case et ainsi lui enlever cette singularité et le comparer à d’autres. Mais si l’on change ces cases, celles que vous aviez eu tant de mal à apprendre, vous êtes de nouveau perdus et incultes. C’est la “paupérisation cognitive” (j’adore cette expression). Retour à la case départ.
Le problème à la fin est que l’inculte français, que vous êtes et moi avec, qui ne veut pas passer pour le dernier des cons, se tourne vers les vins faciles. C’est ce qui se passe avec le mangeur de hamburger, qui est loin d’être con, et ses vins stéréotypés. A un moment ou un autre, si vous voulez boire du vin, il faut choisir. Alors si l’on vous propose seulement 5 critères de choix et l’assurance que vous trouverez toujours la même qualité, c’est tout de suite plus facile. Pas con. Retour sur le guide restrictif. Peu de choix, peu de risques, une cible plus grande.
Si nos producteurs nationaux ne veulent pas tous finir dans des segments de niches de 2 ou 3 “experts” qui, malgré une montée certaine en catégorie produit de luxe, ne suffira pas à la rentabilité du modèle, ils doivent se préoccuper de l’amélioration des guides, des intermédiaires, des médiateurs qui vont permettre “de favoriser les choix fixés en connaissance de cause, les choix qui permettent aux clients de nouer des relations prévisibles et durables avec les produits.”
Je ne sais pas vous, mais cette histoire du choix de vin, ça me fait penser à un paquet d’autres produits qui ont aussi de petits problèmes d’hyperchoix.