J’ai assisté hier à la conférence sur la presse et l’internet, à l’hôtel Napoléon, dans le cadre d’un cycle Innovation au Napoléon, avec un mix de 3 journaux représentatifs des modèles actuels, Libération, Rue89 et Médiapart. Les participants étaient :
- Florent Latrive (Libération), responsable de LibéLabo.fr et auteur de “Du bon usage de la piraterie”,
- Laurent Mauriac, cofondateur de Rue89 et auteur de “Les flingueurs du Net”,
- Thomas Cantaloube, grand reporter et chargé de l’actualité internationale à Mediapart, co-auteur de “Chirac contre Bush, l’autre guerre”.
Voici un compte-rendu fait à partir de mes notes. J’en appelle donc à votre indulgence et vous demande humblement d’y apporter toutes les améliorations nécessaires.
Pour démarrer, nous avons eu un aperçu très intéressant de l’historique et de la position de chaque journal par rapport au web.
La conviction de Libération dans le passage au web est que l’information n’est pas uniquement sur un support écrit papier. Il s’agit donc de faire passer Libération d’une entreprise de papier à une entreprise d’information. L’ambition alors est de garder ce qui fait sa force, sa rédaction (150 personnes). Florent Latrive nous explique que cela demande de gérer les problèmes quotidiens que génère cette mutation, comme les articulations entre le papier et le web, ainsi qu’entre les différents moyens que sont le papier, le son, la vidéo et l’image.
Il fait une précision sur les sites web des journaux. A la base, la tradition éditoriale du journal est une tradition de qualité. Aujourd’hui le site web de Libération comme celui d’autres grands journaux, est en deçà de ce qu’ils pourraient être et ne sont pas l’équivalent de qualité de ce qui a été fait pour le papier. C’est un bon site web, mais qui n’est pas extraordinaire. Il y a encore beaucoup de progrès à faire et donc beaucoup d’efforts à venir. Sur ce point, 2011 et 2012 seront des années de transition, un grand moment de bascule et les sites web d’information atteindront le niveau de qualité qu’ils doivent avoir.
Sur le plan économique, le chiffre d’affaire de libération provient, approximativement, à 95% du papier et à 5% du web. L’équipe web est une équipe (dont 4 cartes de presse et 3 informaticiens) intégrée au reste de la rédaction (contrairement au Monde.fr) et qui travaille avec elle.
Les revenus web actuels viennent de la publicité, de partenariats et de la zone payante. Le grand changement du web est qu’aujourd’hui un nouvel abonné pur web ne coute rien (Il y a aujourd’hui 12 000 abonnés payants, donc 50% pur web). La bonne nouvelle a été que pour ces abonnés, sans efforts marketing, et avec un contenu payant qui est un accès moderne au contenu papier (une transposition “homothétique”, pour reprendre un terme du livre, de la version papier sur différents nouveaux supports), la courbe des abonnements est en croissance. La marge est donc importante.
La mutation est indispensable, mais difficile, parce qu’il n’y a pas de moyens d’investissements. Il faut investir sur le web sans pour autant casser la source de revenu principale qu’est le papier.
Pour Rue89, le modèle du gratuit est une conviction. Du fait de la suppression des couts d’impression et de diffusion, il est possible d’amener gratuitement l’information à tous. A cela vient s’ajouter une dimension participative. Le web n’est pas un outil de diffusion de l’information mais de circulation de l’information. Un journal traditionnel est vu comme un entonnoir d’informations, alors que rue89 se présente comme un carrefour d’information, avec le travail de vérification du journaliste.
Laurent Mauriac explique que l’expérience de blogueur des fondateurs a montré, à travers les commentaires, le lien fort et nouveau qui se crée avec le lecteur. C’est une notion inconnue sur le papier. C’est très enrichissant, bien que parfois déstabilisant, d’avoir ce retour du lecteur, qui apporte des points de vue, des ajouts, des expertises, mais également des critiques autant sur le fond que sur la forme.
En 2007, quelques temps après le démarrage du journal, le scoop du Cécilia Sarkozy qui n’avait pas voté, apporte une notoriété importante, surtout lorsque l’on a appris que le Journal du Dimanche avait l’information, mais avait décidé de ne pas la diffuser.
Une des points fondamentaux, pour Laurent Mauriac, est de ne pas coller à l’actualité, sous peine de se placer dans le flux permanent de l’information immédiate et de se banaliser.
Dès le début de l’aventure, les fondateurs savaient que le revenu du papier seul ne serait pas suffisant. Le chiffre d’affaire de Rue89 est diversifié, avec la publicité (régie externe, partenariat, affiliation,…) à hauteur de 60%, une activité technique autour de Drupal pour 10% et la formation pour 30%. Rue89 n’est pas encore à l’équilibre.
Le dernier à s’exprimer est Thomas Cantaloube pour Médiapart. Au début, les fondateurs font le constat qu’il n’y a pas de pure player de l’information, contrairement aux Etats-unis avec Slate. Et dans cette ambiance du gratuit, plusieurs points portent le modèle du journal. Faire du payant, pour, entre autres, être indépendant et ne pas s’occuper de la publicité. Investir et mettre les moyens avec une équipe de 25 journalistes expérimentés. Dans la ligne de Rue89, un nouveau rapport au lecteur, avec les commentaires et le club (blog, édition, communauté,…). Et aussi la volonté de faire un journal complet avec seulement du contenu original (ce qui amènera, aidé par le cout important, le choix de ne pas prendre d’abonnement AFP).
Les sources de revenus reflètent évidemment le choix initial avec, en gros, à près de 95%, les abonnements, le reste provenant de chroniques faites pour, entre autres, Orange.fr et Marianne. Aujourd’hui Médiapart a 47000 abonnés avec un point d’équilibre financier à 55 000 abonnés.
Les présentations étant faites, la conférence a abordé plusieurs points, dont voici les plus importants (en fait ceux que j’ai notés…).
>Modèle économique
Sur le modèle économique, les participants soulignent tous le fait qu’il y a une diversité de modèles et qu’on voit aujourd’hui, contrairement au début, qu’il n’y a pas d’opposition entre le gratuit et le payant. Tout le monde cherche tout le temps.
L’erreur d’aiguillage qui a été faite au début par les journaux papier a été de penser que le web ne devait rien couter et surtout ne pas cannibaliser les lecteurs du papier. Le résultat a été des versions web faites par des stagiaires à partir de dépêches AFP, et à la fin des journaux identiques sur le web, alors qu’ils ne l’étaient pas du tout sur le papier.
Il y a un changement aujourd’hui parce que la démonstration a été faite qu’un journal sur le web est un vrai journal d’information et qu’il est possible d’avoir ce contenu de qualité.
Pour refroidir un peu l’enthousiasme, l’animateur (dont j’ai malheureusement oublié de noter le nom, honte à moi – si quelqu’un peut me l’indiquer) précise que tout n’est pas rose, et que si cela semble aller bien aujourd’hui pour les journaux présents, l’avenir n’est pas écrit et rappelle le dépôt de bilan de Backchich.
>l’influence de l’audience
Un apport important du web est la notion d’audience et la possibilité de voir immédiatement si un article marche ou pas. La croyance qui existait sur le papier a disparu et c’est parfois cruel pour certains journalistes. On passe d’un modèle de l’offre vers un modèle mixte offre et demande, et Laurent Mauriac alerte sur le risque de tomber dans un modèle uniquement demande.
Avec cette nouvelle connaissance de l’audience, la tentation est proche de faire des modifications en fonction de la demande, comme les titres. Ce n’est pas le cas pour rue89. Du coté de libération, c’est seulement si un article est important la rédaction, mais ne fonctionne pas. Cela ne peut arriver à Florent Cantaloube, puisqu’en tant que journaliste, il n’a aucune information sur les audiences. Le seul chiffre connu est la courbe des abonnés.
>Sur le mix des médias et des supports
Libération se saisit de tous les moyens disponibles pour faire du journalisme, avec une réflexion permanente sur ce que peuvent apporter le son, la vidéo et l’image. Pour Thomas Cantaloube, il faut réfléchir à l’imbrication du son, de la vidéo, du texte et de l’image. C’est un tâtonnement permanent des journalistes.
Florent Latrive indique qu’un des points nouveaux et très important est le mode d’accès. Il faut également bien regarder les usages et les nouvelles formes d’écriture. Pour le web, les pics d’audience sont le matin, le midi et le soir; pour l’iphone, c’est plutôt le soir. Laurent Mauriac souligne le point en précisant qu’aujourd’hui l’information est consommée au travail.
L’accès à l’information se fait à différents moments et lieux. Il faut donc l’adapter et présenter différents contenus. Des articles courts ou longs en fonction des situations et des supports. Il y a une mise en scène de l’information. Il faut toucher les gens là où ils sont. Par exemple, Libération a gardé le son (sans l’image), comme le NYT et le Guardian, parce que c’est une demande, et parce que c’est un mode nouveau d’accès à l’information. Des lecteurs ont remonté qu’ils écoutaient le débat politique en podcast dans leur voiture. Ce débat sera ensuite décliné en écrit avec l’interview d’un spécialiste qui intervenait, ainsi qu’en vidéo. Il faut jouer sur la palette des médias.
>l’arrivée des tablettes.
Les tablettes vont certainement introduire une nouvelle forme d’écriture. Si l’un des participants (manque certain de précisions dans mes notes) pense que l’Ipad apporte le payant, parce que la première chose qu’on doit faire pour télécharger une application est de payer, Florent Latrive n’est pas d’accord. Les premières expériences ont couté cher et demain l’adaptation à de nouveaux terminaux va également couter toujours sans aucune assurance de revenu. C’est impossible pour des entreprises qui ne sont pas à l’équilibre.
>les réseaux sociaux
Pour Laurent Mauriac, l’impact de Facebook est important. Il ramène du traffic et améliore le référencement sur Google; Depuis qu’il a une page Facebook, Rue89 apparait beaucoup plus dans Google News, gros pourvoyeur de trafic
Pour Médiapart, les réseaux sociaux amènent du trafic, surtout Facebook. Twitter a plutôt un effet d’alerte sur les collègues journalistes et aujourd’hui l’AFP est alertée de certaines choses par Twitter. Florent Latrive confirme que Twitter est utile pour les journalistes;
Sur l’audience, quelques chiffres. Pour libération, Facebook et Twitter amènent respectivement 3% et 1% d’audience. Pour Rue89, 30% de direct, 26% par le référencement, et 45% d’un autre site, dont Facebook (12%), Google News (17%) et Twitter (1,5%).
En dehors de l’audience, les réseaux sociaux permettent de capter des publics spécifiques là où ils sont, et sont un moyen de garder le contact et de créer/maintenir un dialogue avec ces lecteurs, donc une relation directe fondamentale.
>Les liens.
Tous soulignent une grosse évolution de mentalité sur les liens dans un article qui vont vers l’extérieur. Ils ne sont plus considérés comme mauvais parce qu’ils envoient le lecteur à la concurrence, mais comme un service supplémentaire et un gage de qualité du journal à la source.
>les blogs
Pas de concurrence avec les blogs, mais une vraie complémentarité. La notion de concurrence a changé avec le web. Dans un kiosque à journaux, le lecteur repartira avec un, voir deux journaux. Sur le web, il y a évidemment de la concurrence sur le temps disponible, mais la consommation de l’information est très différente (sources multiples) et les liens des sites permettent de ramener du trafic et d’enrichir l’information. C’est donc positif et bénéfique pour tous
>la qualité sur le web
Sur une question à propos du cas récent Douillet, tous, sans se prononcer sur le fond de l’affaire, ont réaffirmé que le support ne doit pas induire un changement de comportement ou d’attitude du journaliste et ne doit pas influer sur la qualité de son travail. Il existe toujours une croyance de la part d’acteurs publics que le web rime avec amateurisme. Le travail fait par des journaux pure player web comme Mediapart et Rue89 montre que ce n’est pas le cas.
Au final, une très bonne conférence, avec une bonne ambiance et beaucoup d’interactions entre participants, ce que personnellement j’apprécie toujours. J’ai également eu le plaisir d’échanger avec plusieurs personnes autour d’un verre, malgré l’heure tardive, et de faire la connaissance de Minter Dial, dont j’avais vu le site themyndset. Minter, au plaisir de continuer notre discussion sur le marketing et les marques.